Analyse du potentiel de différents types de situations d’apprentissages au préscolaire

Par Anne Mauffette

Quels types d’expériences favorisent davantage d’apprentissages fondamentaux chez les jeunes enfants? Comment s’assurer que ce qu’on leur propose leur permette de se développer dans tous les domaines et d’acquérir progressivement l’ensemble des compétences spécifiées dans les programmes? Toute proposition à visée pédagogique mérite d’être examinée quant au potentiel éducatif qu’elle recèle.


Prenons le jeu par exemple. Le vocabulaire cache souvent des situations différentes. Même si on croit s’entendre sur le sens du mot « jeu », celui-ci est considéré et vécu de façons très variables selon les milieux. 
Dans une classe, le jeu peut être au cœur du curriculum : on lui réserve de longues plages de temps, et l’organisation physique, ainsi que le matériel sont planifiés en fonction de le favoriser. Les autres activités de la journée sont souvent en lien avec les observations faites par l’enseignante durant le jeu des enfants. 
Dans d’autres classes, le jeu est parfois utilisé comme récompense : une période de quinze minutes, après avoir fini l’activité principale, plus importante…si on a du temps. Cette période consiste alors parfois en quelques jeux de table dits « éducatifs »  ou « jeux de règles, » mis à la disposition des enfants. Dans certains cas, il n’y a qu’une période, le vendredi après midi, qui peut être retirée si les enfants « n’ont pas bien fait ça». Il y a même des classes où on n’a pas le temps de jouer; une enseignante explique la non-existence du jeu  « parce que je suis en milieu défavorisé et j’ai trop de choses à leur montrer». La récréation (quand elle existe) devient alors le seul lieu de jeu.

Ces différentes conceptions du jeu correspondent à des conceptions pédagogiques différentes et des idées sur la place du jeu au préscolaire, mais surtout sur la conception qu’on a des enfants et de l’enfance. Elles n’auront pas toutes la même portée, les mêmes effets ou bienfaits.
Certaines positions pédagogiques sont basées sur un type plus hiérarchique, autoritaire de l’éducation (l’enseignant est celui qui sait et va transmettre ses connaissances). Elles prônent souvent l’utilisation de méthodes de type behavioriste dont les scénarios d’enseignement sont  prédéterminés par des experts à l’extérieur de la classe et dont le contenu est fractionné, séquencé, cumulatif et obligatoire.  
D’autres s’appuient sur des formes pédagogiques plus démocratiques et souples où l’enseignement est basé sur la connaissance des différents enfants présents dans le groupe, ajusté aux intérêts manifestés et observés et dans lesquelles les enfants sont considérés non pas seulement comme des récepteurs de notions et de connaissances, mais comme des acteurs dans leurs apprentissages (dans un curriculum émergent). Ils sont  « des agents actifs qui réfléchissent et coordonnent leurs pensées, plutôt que simplement destinés à absorber celles des autres» (Berk 2006 dans Hirsh-Pasek 2009 p.44, traduction libre). Nos programmes préscolaires ont été élaborés dans cet esprit-là.

Il est important de distinguer entre le jeu - le vrai- et  des activités jugées amusantes par l’enseignant (et parfois aussi par les enfants), ou encore des apprentissages prescrits rendus plus ou moins ludiques par l’attitude de l’enseignante ou par un moyen technique comme l’ordinateur, car c’est le vrai jeu, c’est-à-dire celui initié, négocié et contrôlé par les enfants qui permet le plus d’apprentissages signifiants et intégrés en profondeur. C’est aussi dans le vrai jeu que les enfants vont le plus développer les habiletés nécessaires à la poursuite de leur vie d’élève, en particulier celle de l’autorégulation émotive, physique et cognitive ainsi que l’élargissement et l'approfondissement de leurs connaissances.

Des exemples
On pourrait par exemple comparer le potentiel de développement et d’apprentissages entre les deux activités d’assemblages (souvent appelés bricolages) suivants :
La première, entreprise spontanément par l’enfant,

la deuxième, prédéterminée (thème, assiette prépeinte), préparée par l’enseignante (bandes de carton prédécoupées), «proposée» à l’ensemble du groupe en même temps. 




En examinant ces deux activités, on peut se poser les questions suivantes  (tirées, traduites et adaptées  de flightsof whimsy-ece.com/2012/11/emergent-curriculum) :
  • Laquelle est motivée de façon intrinsèque, est plus motivante?
  • Laquelle est ouverte à une interprétation personnelle?
  • Laquelle donne le plus de satisfaction à l’enfant?
  • Laquelle pose plus de défis à l’enfant?
  • Laquelle risque de promouvoir le développement de la capacité de résolution de problème de l’enfant?
  • Laquelle fournira à l’enseignante le plus d’informations sur l’enfant, ses habiletés et connaissances?
  • Laquelle va davantage promouvoir une idée de sa valeur (estime de soi), des attitudes de confiance et d’autonomie?
On peut aussi se demander laquelle est plus porteuse d’apprentissages reliés aux programmes d’apprentissages  préscolaires québécois.

Potentiel des situations d’apprentissages
Voici donc deux exemples d’expériences d’assemblages qui ont des effets très différents:
Première situation:
Une petite fille (4ans) s’installe spontanément dans le coin arts/écriture et choisit du matériel. Elle commence à découper  puis cherche à assembler les morceaux. On la voit hésiter entre  la colle, le papier collant et les agrafes. Finalement, elle choisit la brocheuse. On voit qu’elle a choisi du papier dentelle pour fabriquer la collerette de son personnage. « C’est une reine», dit-elle en souriant, voyant notre intérêt. Elle dessine un collier et d’autres détails…
En l’observant, on peut conclure qu’elle a pris une initiative, et représenté sa conception d’une reine. On peut constater que l’enfant a une image mentale assez précise  de la tenue d’une reine, et de bonnes connaissances sur les caractéristiques de celle-ci (C.5).  Elle a  manifesté un de ses intérêts, exploré et choisi les matériaux en fonction de certaines propriétés (ex. : papier dentelle pour l’encolure). Elle partage ses connaissances sur la royauté et leurs costumes. On constate son habileté à découper (C1), sa capacité de résoudre des problèmes (faire tenir l’assemblage). Elle a dessiné les traits du visage (C1). Elle a renforcé son autonomie et son estime de soi. On voit qu’elle est capable d’entreprendre un projet et le terminer et manifeste sa persévérance, son sens esthétique et sa créativité. Elle est satisfaite de son œuvre (C2). Elle se révèle à nous. Elle a ensuite créé un roi selon la même technique. 

Deuxième situation 
L’enseignante distribue aux enfants une assiette en carton prépeinte. Elle distribue aussi un rectangle noir pour chacun et trois pompons de couleurs : rouge vert, jaune. Les enfants doivent coller le rectangle dans l’assiette et les trois pompons sur le rectangle. Des consignes précises sont données et des questions et des commentaires sont faits sur la sécurité quand on traverse une rue. «Qu’est-ce qu’on fait quand le feu de circulation est rouge?», etc.
 En regardant le potentiel éducatif de cette activité, on peut constater que l’enfant est informé sur certaines notions de sécurité. On a attiré son attention sur quelque chose dans son environnement. Les panneaux de signalisation sont des symboles. L’enfant est appelé à reconnaître ce symbole dans son environnement et à en comprendre le sens. Savoir «lire» les symboles et connaître leur signification  sont des notions importantes. De plus, cela prépare à la lecture d’autres symboles que sont les lettres et les chiffres (C4).  Le feu de circulation est aussi une consigne (le rouge=arrêter). Côté confection, il va suivre le modèle de représentation d’une lumière de signalisation que l’adulte lui propose (impose). Son activité de motricité fine se limite à coller les morceaux. L’adulte va vérifier le positionnement des pompons et les faire rectifier au besoin ou le corriger elle-même. Les 24 assemblages qui vont être identiques et ensuite affichés ou envoyés à la maison ne favorisent pas la construction ni le renforcement de l’identité de l’enfant.
Bien sûr, apprendre à traverser la rue ne peut pas se faire par exploration. Il faut un enseignement direct de ces notions. Par contre on peut d’abord demander aux enfants ce qu’ils savent déjà et renforcer ou compléter leurs connaissances.
Cette activité pourrait prendre des formes plus ouvertes (et par le fait même, entraîner d’autres apprentissages) si par exemple les enfants avaient à leur disposition différents matériaux : crayons-feutres, boutons, pompons, carton, morceaux de mousse de polystyrène , etc., et qu’on leur avait demandé de représenter un feu de circulation. Une activité, même «structurée», peut donner plus ou moins de latitude créative (et donc développer  plus d’habiletés) aux enfants. 
Les enfants pourraient aussi sortir dans le quartier pour repérer différents symboles régissant la circulation.
De plus, si les enfants pouvaient ensuite jouer à « lumière rouge, lumière verte » au gymnase ou dehors, on ajouterait alors des apprentissages quant au contrôle de son corps, de discrimination auditive, de réponse à un signal.
Mais si on compare les deux activités telles que décrites, on constate que l’activité ouverte est plus porteuse  au niveau des apprentissages et des composantes et compétences du programme.

L’accumulation d’activités prédéterminées où on doit  reproduire le modèle de l’adulte risque non seulement d’amener les enfants vers des représentations stéréotypées (non personnelles),  mais va les priver de se former mentalement leurs propres images mentales de certains concepts et de trouver les moyens pour les représenter. Cela risque d’atrophier leur créativité et leur capacité de prendre des décisions, résoudre des problèmes et mener à terme, de façon autonome, un projet. De plus cela n’aide en rien à former leur identité et affirmer leur personnalité. Même au niveau de l’apprentissage de l’écrit : c’est l’enseignante qui a ici écrit le nom de l’enfant derrière le produit fini et le nom du mois.

Nous ne nions pas le rôle actif  (direct et indirect) de l’enseignante dans les activités et même dans le vrai jeu. Mais ses interventions sont différentes. Elle ne dicte pas, elle soutient, enrichit, propose.
Bien sûr on ne peut pas catégoriser toute les activités en deux groupes. Il y a des degrés dans le niveau de contrôle de l’adulte et de l’espace laissé aux enfants.

D’autres exemples :
Il y a souvent plusieurs manières de présenter les choses. Dans le gymnase par exemple ou sur la cour d’école, une enseignante ayant l’intention de faire découvrir différentes façons de sauter peut s’y prendre de plusieurs façons. L’une peut démontrer différents types de sauts (à un pied, tourné, en longueur, etc.) et demander aux enfants de l’imiter, une autre va peut-être  jouer à «Jean dit» et une autre encore, va proposer aux enfants de lui montrer différentes façons de sauter. Ceux-ci vont en trouver et en inventer plusieurs. Dans les trois cas, il s’agit d’exercices psychomoteurs qui seront agréables pour les enfants car ils aiment bouger, mais on peut voir que dans le troisième, les enfants ont plus de latitude d’action et de place pour leur créativité : cela encourage la pensée divergente, l’expression d’idées originales. 

De la même façon  une enseignante peut décider d’organiser un parcours pour les enfants et une autre de proposer aux enfants d’organiser en équipe un parcours avec le matériel à leur disposition. Ceci va complexifier l’activité et ses apprentissages.  En plus de l’exercice de motricité globale demandé en suivant le parcours, les enfants vont en le créant eux-mêmes, être obligés en plus de négocier  et planifier (exprimer leurs idées C4), de  se mettre d’accord (C3 et 2) et prévoir toute l’organisation spatio-temporelle de l’activité (C1) : on va faire d’abord ceci, puis cela; on va mettre ceci ici et cela là. Ils vont aussi aborder des notions de mesure (C.5) : pour ne pas placer les cerceaux  trop éloignés les uns des autres  parce qu’on n’arrivera pas à sauter ou s’efforcer de les placer à égales distances. Ils vont l’ajuster après l’avoir essayé. Ils vont démontrer aux autres enfants  les actions à poser tout au long du parcours et expérimenteront ceux créés par les autres. Ils en tireront sans doute une grande fierté.

L’étude internationale de High Scope (Montie et al. 2006) montre que les performances cognitives des enfants à l’âge de 7 ans sont meilleures s’ils ont passé moins de temps en grand groupe et plus de temps à jouer individuellement ou en petits groupes au préscolaire.
Des études (dans Hirsh Pasek 2009 p. 44) ont comparé les enfants dans des classes de maternelle de type académique où l’accent est mis sur l’enseignement formel à ceux fréquentant des classes où le jeu est un outil central d’apprentissage. Les variables étudiées étaient de trois types : mesure de la motivation des enfants, performance académique en lecture et mathématique et l’adaptation socio- émotionnelle des enfants incluant les comportements démontrant du stress et les comportements pro sociaux. Les milieux plus ludiques ont un avantage sur tous les plans. 

Comment choisir les situations à mettre en place ou proposer aux enfants? 
On peut examiner une proposition pédagogique pour voir si (entre autres) elle:
- Est basée sur une idée de transmission du savoir par l’enseignant
- Favorise la pensée linéaire, convergente
- Utilise beaucoup de feuilles ou cahiers d’exercices (encerclez ceci, combien de canards y  a-t-il de plus).
- Amène à chercher la bonne réponse
                                                     ou est plutôt :
-Basée sur une idée de co-construction du savoir (par les enfants,  aidés de l’enseignante)
-Encourage la pensée divergente (liée à la créativité)
-Encourage  le questionnement des enfants,
- L’enseignante pose des questions ouvertes qui favorise un développement des explications et des réponses multiples
Conclusion
Avant de proposer une activité ou d’adopter un matériel, posons-nous des questions : qu’est-ce que cela encourage? Qu’est-ce que cela inhibe? Les enfants apprennent le mieux quand ils peuvent faire des choix, qu’ils sentent qu’ils ont une certaine autonomie.  Il  nous faut bien analyser les valeurs sous-jacentes à toutes les propositions qui nous sont faites et que nous faisons : quel  rôle est laissé à l’enfant, quel rôle est laissé à l’adulte? Sont-ils tous deux des exécutants ou des partenaires actifs dans le processus d’enseignement-apprentissage? 
* Note : Ce texte est un collage d’extraits d’un document Les Faux Amis par Anne Gillain Mauffette.
Ce document porte  sur les différentes interprétations du jeu et les études en rapport avec celles-ci. Toute personne désireuse de lire le texte dans son intégralité (40 pages) peut communiquer avec l’auteure.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Quelques idées d’expériences à faire à l’extérieur

  Par Anne Gillain Mauffette Il ne s’agit pas de reproduire une classe à l’extérieur avec tableau etc. mais de profiter de ce que l’exté...