Pour mieux comprendre le développement des enfants
N. a
construit une barricade tout autour d’une table. Apercevant des dessins
lumineux sur la table il demande : « Qu’est-ce qui fait les étoiles et les
ronds ? (C’est l’ombre des tuiles magnétiques). Quelque temps plus tard,
les reflets colorés ont disparu. « C’est comme de la magie !» s’écrie-t-il.
Les ombres, leur origine, leurs
transformations, leurs mouvements, leur disparition forment un mystère pour les
enfants. Quand ils les remarquent, ils construisent des théories qui vont se
modifier, s’affiner, selon les expériences qu’on va leur proposer. Elles font
un magnifique sujet d’étude. On retrouve entre autres dans «Tout a une ombre
sauf les fourmis (de Reggio Children), des exemples de projets issus des
observations des enfants, où les enseignantes provoquent la réflexion de
ceux-ci en planifiant des situations qui leur permettent de mieux comprendre
cet intrigant phénomène.
L’intérêt pour les ombres est assez universel.
Tous les enfants un jour ou l’autre découvrent les ombres, courent après
l’ombre de l’autre ou veulent faire des ombres avec leurs mains lors d’une
projection. Cependant, leur compréhension des ombres est évolutive; elle
demande un cheminement plein d’essais et d’erreurs , de surprises et de contradictions.
Elle exige que l’enfant puisse tenir compte de plusieurs aspects à la fois. Il
ne faut pas aller trop vite en leur disant quoi faire, comment faire, ou
comment cela fonctionne. Il faut leur laisser le temps de réfléchir sur les
relations entre l’objet (ses caractéristiques, son emplacement par rapport à la
source de lumière et le lieu où l’image est projetée), le lieu de projection
(qui peut être le sol), et la source lumineuse
elle-même (fixe, qui bouge, son orientation).
Les enfants, selon leur âge et développement,
passent à travers différents stades dans leur raisonnement par rapport aux
ombres. Rheta De Vries elle, en observant les enfants jouant aux ombres chinoises,
a distingué plusieurs niveaux de compréhension (dont je fais ici une
traduction résumée):
- Niveau
1 : Compréhension de formes bien définies
- 1A. Bien des
enfants de deux ans et moins ne reconnaissent pas leur ombre ou celles des
autres. Ils peuvent même ne pas s’y intéresser. Puis ils peuvent pointer et s’y
intéresser de façon très passagère. Les enfants commencent par devenir
conscients des similitudes entre les objets et les ombres qui sont projetées en
remarquant leur propre ombre ou celle d’une forme bien définie comme celle d’un
petit cheval. Certains ont peur des ombres projetées ; les ombres sont
considérées comme de vrais objets.
- 1B. À ce stade, les
enfants sont plus intéressés aux ombres. Ils remarquent que s’ils se tiennent
près d’un écran, une ombre apparaît, pensant faussement que l’ombre est créée à
un certain endroit par un objet en marchant ou se penchant vers l’endroit où on
veut voir une ombre. Quand les ombres ne se comportent pas comme ils l’ont
anticipé, ils en concluent parfois qu’elle s’est « enfuie par la fenêtre» ou
autre explication du genre. La conscience du rôle de la lumière est absente.
Exemple: un enfant de 4 ans, cherchant à
faire grandir l’ombre, recule et se cognant à la lumière
dit contrarié : «Qu’est-ce que ça fait là ?»
-
Niveau 2 : Conscience du rôle de la lumière
- 2A. La lumière comme troisième
élément dans la relation Ombre/Lumière et Ombre/Écran :
À cete étape, les enfants reconnaissent que la
présence de la lumière est un facteur dans l’apparition de l’ombre. Mais ce
n’est pas une relation précise et les enfants continuent de penser que la
proximité de l’objet près de l’écran ou que l’action de l’objet sont des
facteurs efficaces dans la formation des ombres. La lumière associée à une
lampe est vue comme faisant partie de l’ombre, un compagnon de celle-ci, mais pas
comme un élément causal.
2B. La
lumière comme éclairage spécifique et la recherche de solutions spatiales aux
problèmes pratiques : coordination objet-écran et lumière-écran et début
d’une relation lumière-objet.
La conscience de la source lumineuse passe de
l’idée d’éclairage général à celle d’éclairage spécifique de l’écran sur lequel
l’ombre se dresse. Ceci amène des essais et erreurs pour trouver des solutions
aux problèmes pratiques. Le point culminant de cette étape est la conscience
que la direction dans laquelle la lampe est tournée est un facteur d’apparition
des ombres, mais les enfants ont encore de la difficulté à penser à la source
et à l’objet en même temps.
Les enfants ont aussi de la difficulté à
reconnaître les ombres comme quelque chose de transitoire et s’expliquent mal
leur disparition : « Qu’est-ce que l’ombre fait quand on se couche le
soir ?». «Elle se couche sous le lit ?»
- 2C La lumière comme facteur actif dans
la formation des ombres :
Maintenant les enfants pensent, au moins
parfois, que la lumière est un élément actif pour faire les ombres. C’est un progrès notable, car les enfants doivent
raisonner au-delà de l’observable. Les enfants disent des choses comme :
«La lumière vient et elle frappe ton corps» ou « Elle va sous les objets».
Parfois, l’ombre aussi est encore considérée comme active: «Elle se détache du
corps».
- Niveau 3 : La loi des relations spatiales
- 3A : À ce stade, les enfants ont découvert la loi des relations spatiales
entre la source lumineuse, l’objet et l’écran. Ils ont le savoir-faire
pour arranger la lampe et l’objet afin de produire une ombre sur un écran et
même au sol. Cependant, ils ne sont pas capables d’expliquer la raison de leur
succès (Piaget dit que la réussite pratique précède la compréhension). Ils
peuvent quand même encore à ce stade penser que les ombres émanent des objets.
- 3B
Explication conceptuelle des relations spatiales :
À ce stade, ‘savoir comment’ devient ‘savoir
pourquoi’. Les enfants ont une compréhension conceptuelle de l’idée de
lumière bloquée. Ils disent que la lumière ne peut pas traverser les objets,
et ceux-ci empêchent la lumière d’atteindre l’écran. Cette idée est une
déduction qui dépasse l’observable. La causalité a progressé vers une causalité
logique. Voilà une reconstruction à un niveau conceptuel qui n’était compris au
stade 3A que sur le plan de l’action. Les enfants peuvent cependant encore
penser que lorsque l’ombre disparaît, elle est encore là, seulement on ne la
voit pas.
-
Niveau 4 : Déduction de la nature transitoire des ombres
Les enfants, à ce stade, se distinguent par le
fait qu’ils insistent pour affirmer que les ombres qu’on ne voit pas ne sont
pas là. L’accession au niveau 4 est ce à quoi Piaget se réfère quand il
parle de transcendance de l’action par la conceptualisation ou le royaume de la
réussite grâce au royaume du raisonnement.
Comme on peut le constater, les ombres constituent
un sujet complexe qui mérite des explorations à long terme, et non pas seulement
un atelier d’un jour. On peut les explorer de différentes façons, introduisant
de nouveaux éléments pour pousser plus loin la compréhension et le plaisir des
enfants. Dans une approche constructiviste, nous devons donner du temps aux enfants
pour qu’ils découvrent progressivement les mécanismes en jeu dans ce type
d’activité et alimenter leur pensée en fournissant les matériaux qui vont les
aider à poursuivre leur recherche. Au départ, ils seront plus attirés par la
manipulation des objets (surtout s’il y en a « tout plein de nouveaux »
et de jolis).
En les
observant/écoutant pendant ces manipulations, on pourra parfois leur poser
quelques questions (« Je me demande pourquoi telle chose est
arrivée ? Pourrais-tu faire apparaître telle chose à tel endroit ?
Reconnais-tu où est l’objet que tu as placé sur le mur ? »). Mais
c’est surtout de façon indirecte que
nous enrichirons leurs expérimentations, en déposant à proximité ou en
présentant des matériaux ou en créant des situations qui confrontent leurs
opinions ou qui confirment et enrichissent leurs découvertes. Par exemple, si un enfant dit :
«Les objets de couleur à travers lesquels je vois ont des ombres de
couleurs…" (on fournira du matériel pour « tester» cette idée.)
Puis, maîtrisant de mieux en mieux ce médium,
les enfants pourront l’utiliser pour représenter ce qu’ils veulent et créer
intentionnellement histoires et images.
Références :
Acker, G.; Brenda
Wirth. Light and
Shadow. Avenues for
exploring Shadow Screens, Shadow Puppets and Mirror/Light Projections.
Louisville Deaf Oral School. Gacker@aol.com
De Vries
Rheta et al. (2002). Developing Constructivist Early Childhood Curriculum.
Practical Principles and Activities. Teachers College Press.(tout un chapitre)
Diana
Municipal Preschool (December and November-December 2000) Light :
children’s thoughts, images and explorations ( both documents), Reggio
Emilia
Reggio
Children (2000). The Hundred Languages of Children. Catalogue of the
Exhibit. Reggio Emilia. Italie
Reggio Children. : (Avril 2000) Tout a
une ombre sauf les fourmis. Édition française.
Reggio
Children: (2008) Dialogue with Places.
Reggio
Children (2011) The Wonder of Learning. The Hundred Languages of Children
Thibault,
M-F. (2008) Ombres et lumières (exposition au Centre Culturel
d’Aylmer).
Wisniewski,
D. et D.(1997). Worlds of Shadows. Teaching with Shadow Pupetry. Teacher
Ideas Press. Greenwood Publishing Group, Inc. USA.
Anne Mauffette (novembre 2008 modifié en 2019).
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