vendredi 7 novembre 2025

Le problème avec les cibles à l'éducation préscolaire

Par Anne Gillain Mauffette

Nous sommes dans une culture du rendement, du résultat. Les cibles de performances sont partout : dans l’industrie, pour les médecins et maintenant pour les enfants de la maternelle.

Certaines enseignantes au préscolaire, se font maintenant imposer d’adopter les méthodes de François Massé dans les écoles CAP (Communautés d’apprentissages professionnelles).

Je ne suis évidemment pas contre les regroupements d’enseignantes qui discutent régulièrement de pédagogie, échangent sur leurs classes et leurs pratiques. C’est un mode de perfectionnement très efficace et soutenant, très utilisé dans les écoles de Reggio Emilia, par exemple. Mais c’est le contenu de ces réunions qui y est très différent : dans celles-ci on discute de la documentation large recueillie (réalisations et dires des enfants) et des suites à proposer, on ne fractionne pas l’apprentissage en petites unités, alors qu’en principe, dans les réunions CAP, on isole certaines variables dites apprentissages prioritaires et on établit les stratégies à déployer pour en assurer un certain seuil de réussite.

Les communautés d’apprentissages existent depuis longtemps et ont pris différentes formes. Le modèle proposé dans le projet (CAR) parle d’écoles «performantes » et «efficaces», utilisant les « pratiques efficaces.»

Mais, regardons de plus près, de quoi il s’agit.

Bien sûr la démarche est plus complexe que rapidement expliquée ici (nous ne parlons pas de la définition au départ de valeurs communes, de l’installation d’une école sécuritaire, des attentes élevées pour tous les élèves, etc.) avec lesquelles tout le monde peut être d’accord, ni des différentes équipes formées pour en assurer la transmission et la réalisation. Car notre propos est de montrer l’incompatibilité de ce modèle avec le programme préscolaire.

Cette approche s’adresse à toute l’école. Il s’agit d’établir à rebours c’est-à-dire à partir de la sixième année ce qu’on va enseigner à chaque niveau. On va découper les matières essentielles en tranches et en attribuer des sections (les préalables) aux classes en dessous. On va donc établir des apprentissages prioritaires dans des matières données (notions et habiletés à acquérir), les diviser en petits segments mesurables et les organiser en séquences d’enseignements/apprentissages par niveau. Un programme dans le programme en quelque sorte. Une façon d’avoir un programme dit «viable» c'est-à-dire réalisable, clair, qui ne se prête pas à des interprétations différentes et «harmonisé» qui garantit que chaque niveau n’empiète pas sur un autre et que tous les élèves en seront à un même niveau de préparation par rapport aux apprentissages essentiels identifiés quand ils changeront de niveau.

 On va suivre de près ces éléments choisis (ciblés) et seulement ceux-là et  définir des seuils de réussite et établir des cibles (80% de la classe à atteint tel niveau). On compare nos résultats et on cherche ensemble des solutions et des stratégies pour améliorer les scores de nos élèves.

Donc les enseignants vont ensemble, par niveau, décrire ce que les élèves doivent avoir réalisé, ce qu’ils devraient savoir, être capables de faire ou comprendre, à tel moment de l’année, par rapport à différents éléments jugés indispensables dans différentes compétences et établir des séquences obligatoires.

Et  tous les élèves, des enseignants qui travaillent ensemble à un certain niveau, poursuivent un même résultat d’apprentissage. Les enseignants vont tous utiliser les mêmes critères d’évaluation et outils d’observation pour accumuler des preuves et données d’apprentissages afin évaluer la progression des apprentissages et pouvoir analyser les résultats. Pour évaluer les élèves on va souvent utiliser des grilles et des tableaux de compilation (portraits de classe), plus faciles à quantifier et comparer. Ensuite, on va discuter des pratiques et stratégies les plus efficaces à utiliser et organiser ensemble, les prochaines interventions.

Pourquoi cela ne s’applique pas au préscolaire :

Tout simplement parce que notre programme cycle est un programme de développement GLOBAL et non un programme axé sur des didactiques (matières). Les jeunes enfants se développent globalement en tout temps et en tous lieux.

Que les composantes du programme sont toutes interreliés et se développent toutes à la fois, mais à des rythmes différents pour chaque enfants, à travers des activités pluridimensionnelles, transversales, ouvertes (dont le jeu).

Des lignes et des formes                        Photo Beverly Hills

Chaque enfant se développe différemment et acquiert habiletés et connaissances selon ses intérêts, capacités du moment et son environnement. L’enseignante cherche à rejoindre chaque enfant dans sa zone proximale de développement.

                            Motricité globale                    Photo Beverly Hills             Motricité fine

 Rappelons qu’il n’y a pas de contenu obligatoire prescrit au préscolaire, pas de notions spécifiques à apprendre, donc pas de contenu à séquencer.

Et que beaucoup d’apprentissages se ne se mesurent pas.

Bien sûr, nous avons en tête, en plus de notre programme, l’évolution naturelle des enfants dans différents sphères et activités. Nous savons que dans la construction par exemple, les enfants commencent par vider les blocs et les transporter, puis les aligner et les empiler ensuite ils vont découvrir comment faire un pont, un escalier. Leurs constructions vont devenir de plus en plus complexes. Il en va de même pour le langage (babil, mot, phrase de deux mots, trois mots, etc.), du dessin (gribouillis, première mandala qui va se transformer en soleil puis en personnage, dessin pré schématique et schématique, réaliste, etc.). Pourtant, cela nous ne viendrait pas à l’idée de déclarer qu’à quatre ans, tout le monde devrait savoir faire un personnage à telle date et qu’on va donc leur montrer, à à ce moment là, comment en faire un, puis les évaluer sur leur dessin. On va plutôt peut-être fournir, s’il y a lieu, des occasions de jeux psychomoteurs en rapport avec le corps pour favoriser l’élaboration de leur schéma corporel.

                                     Construire             Photo Beverly Hills            Représenter

Il y a évidemment des expériences proposées qui privilégient certaines composantes (la lecture d’une histoire par exemple va favoriser l’émergence de l’écrit) mais elles restent polyvalentes et vont toucher différents autres domaines d’apprentissage (dans le cas de l’histoire : le développement affectif, social, l’écologie, etc., selon les livres choisis).

L’enfant glisse un «message» dans la boîte à lettres.

À noter que dans tous les textes consultés sur le sujet, on parle toujours d’élèves, jamais d’enfants.

Les inconvénients en général:

Sous le couvert de programmes harmonisés, on tend vers une uniformisation des pratiques, les enseignantes devant enseigner la même chose au même moment. On y recherche des pratiques universelles. Mais lorsqu’il y a obligation de suivre le groupe, cela met en jeu l'autonomie professionnelle.

Certaines peuvent se sentir à l’aise, même rassurées, encadrées, dans un tel système, mais d’autres ont besoin de plus de latitude. Le fait que tout soit orienté uniquement vers le rendement mesurable peut devenir lourd.

La loi sur l’Instruction publique stipule que les enseignantes peuvent choisir les façons de soutenir chaque enfant dans ses apprentissages. Mais difficile, sinon impossible, de résister quand «tout le monde le fait» ou que c’est inscrit dans le projet pédagogique. Dans ce modèle, en principe, chaque enseignant peut enseigner comme il veut (par projets, enseignement explicite) mais doit suivre les séquences d’enseignement/apprentissage définies et être à même de comparer les résultats de ses élèves sur ces apprentissages ciblés, mettant de côté tous les autres apprentissages qui ont eu lieu.

Définir des objectifs prioritaires, s’est en écarter d’autres, dits au mieux, «importants pour certains élèves» ou « intéressants». On doit rester centrés sur les objectifs choisis et préserver le temps consacré à ceux-ci en évitant les diversions si enrichissantes qu’elles puissent être.

Les risques pour le préscolaire.

-          Cette approche est inconciliable avec notre programme et contraire aux façons d’appendre des jeunes enfants et à nos façons d’enseigner au préscolaire.

-          Cette approche suppose que l’apprentissage est linéaire, alors que nous concevons l’apprentissage comme une spirale ascendante, où l’on revient sans cesse sur des concepts pour les modifier, les concepts se précisant et se complexifiant avec les différentes expériences. Exemple : la première fois qu’un enfant voit un chien et qu’on lui dit le mot chien, il enregistre certaines perceptions : grandeur, couleur, 4 pattes, etc. À force d’en croiser d’autres, son concept va se transformer, il va inclure différentes races de chiens et différents attributs ainsi que des éléments affectifs.

-          Comme cette approche est basée sur les enseignements de didactiques, le danger est qu’on aura tendance à privilégier les apprentissages qui sont plus mesurables comme dans la lecture, les mathématiques comme si tout le reste n’était pas important.

-          Cela va changer le regard des enseignantes focalisées seulement sur les cibles d’apprentissages visées, ignorant d’autres composantes du développement et déformer l’observation au préscolaire qui se veut large et se faire principalement dans le jeu.

-          On va observer un rétrécissement du programme, puisqu’axé sur ce qui est mesurable.

-          On va sans doute assister une augmentation de l’enseignement explicite.

-          Le fait de devoir établir des séquences d’apprentissages pour évaluer les enfants amène les enseignantes à établir des listes progressives d’habiletés : «doit savoir attacher ses souliers ou écrire son nom à tel moment, avant ceci et après cela» ce qui ne respecte pas la variabilité des trajectoires à cet âge.

-          Les objectifs « prioritaires» sont différents pour chaque enfant, un étant très moteur mais a besoin de développer son langage, l’autre a un langage élaboré mais doit apprendre à composer avec ses pairs,  un doit améliorer sa motricité fine, etc. L’enseignante va donc insister sur différentes choses, à un même moment, pour chaque enfant et non se centrer sur le même objectif pour tous.

Découvrir les lignes parallèles               Photo Beverly Hills

 Cela risque de favoriser des activités dirigées en fonction des apprentissages ciblés.

-          Cela risque aussi d’encourager l’utilisation de «tests» si peu fiables au préscolaire.

-          On va sans doute vouloir définir de façon stricte ce qui doit être enseigné aux enfants de quatre ans et ce qui doit l’être pour ceux de cinq ans ce qui va à l’encontre de l’idée même d’un cycle qui est fait pour respecter les rythmes individuels.

-          De même établir des préalables (les prérequis d'antan) à la première année est aussi un danger, assujettissant le préscolaire au programme défini en première année et le reléguant à une forme de préparation pour la première année.

-          L’idée que tous les enfants du préscolaire arrivent à tel moment de l’année ou à la fin de l’année ou du cycle, avec le même bagage et connaissances, alors que certains ont presque un an de différence avec d’autres, que certains ne parlaient pas la langue de l'école en arrivant, etc., est une illusion et pourrait nuire aux plus jeunes et aux nouveaux arrivants puisqu’ils seront considérés comme en retard, vulnérables ou à risque, etc.

-          L’évaluation peut se faire autrement tout en donnant un portrait juste de chaque enfant dans son ensemble.

-          La mobilisation d’une équipe école, l’entraide des enseignantes et autres professionnelles ainsi que des parents peut s’organiser autrement autour des besoins de votre milieu.

Pourquoi ne pas inverser ce processus; partir des enfants de la maternelle, construire sur ce qu’ils ont appris et adapter notre enseignement en première année puis en deuxième, etc. aux enfants eux-mêmes.

Profiter des réunions

Si vous êtes au préscolaire et que votre école est une école (CAP) qui veut inclure le préscolaire dans cette démarche (car il s’agit d’une culture d’école entière), et que vous avez des réunions de planification, vous pourriez si votre CP ou votre directrice ou autres professionnelles sont partantes, en profiter pour partager sur vos pratiques, vos façons de soutenir le jeu ou tout autre sujet qui vous préoccupe. Pour apprendre ou perfectionner vos façons de documenter ce que font et disent les enfants, etc., et  partager cette documentation qui va rendre les apprentissages des enfants de cet âge vraiment visibles, célébrer ceux-ci et les faire connaître à tous (enfants, adultes). Mais pas question de morceler le programme et de faire rentrer le développement et l’apprentissage dans des cases.

Prôner un enseignement «universel efficace» pour tous les enseignants et qui convienne à tous les enfants au préscolaire n’est pas une voie acceptable au préscolaire.

Conclusion :

Les administrations ont tendance à vouloir comptabiliser les « résultats» de notre enseignement. Ils veulent des chiffres.

Ils ne sont souvent pas nécessairement intéressés à savoir ce qui développe chez eux, l’empathie, l’entraide,  la résilience, la curiosité, le goût du savoir, la persévérance, la créativité, l’expression, etc., toutes ces choses qu’on tente de soutenir à la maternelle.

C’est pourquoi, ils endossent facilement des systèmes axés sur le rendement (des enfants et des enseignants), paient pour ces formations mais pas pour d’autres et s’attendent à ce que tout le monde embarque. Difficile pour une enseignante de dire Non.

Mais au préscolaire, il nous faut dire Non, à ces cibles, Ensemble.

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