Par Anne Gillain Mauffette
Les enfants sont attirés par les objets Les matériaux appellent les enfants qui y réagissent. Ces rencontres vont produire des idées, amener des questions et transformer leurs pensées. Les enfants vont découvrir les caractéristiques et fonctions de différents médiums qui vont répondre à leurs actions. Chaque matériau va agir différemment, faire ressentir des choses différentes, demander des processus différents. Pendant leurs expérimentations, les enfants vont percevoir, improviser, inventer, raconter des histoires, imiter, bouger, converser, négocier, partager, etc. Certains matériaux vont engager davantage leur affect et évoquer des souvenirs.
On va donc chercher à provoquer ces occasions de rencontres en créant des invitations à jouer.
Définir ce que sont les invitations
Non, il ne s’agit pas de mises en scènes grandioses autour d’un thème, mais bien de présenter des matériaux qui, on anticipe, vont inciter les enfants à explorer, réfléchir et créer librement.
Ici les enfants vont explorer les comportements du papier et ce qu’on peut faire avec : l’enrouler, se cacher, le déchirer, le froisser, le tapoter, faire du bruit, lancer les morceaux, le trainer, s’en couvrir, le faire voler, découvrir sa fragilité et sa résistance, etc. Photos du haut : Let Children Play
Pour avoir d’autres exemples d’utilisations du papier, voir : Expérimenter avec la qualité des matériaux: première partie: Introduction, Papier et Carton : https://jeulibrequebec.blogspot.com/2022/03/experimenter-avec-les-qualites-des.html
On voit sur des sites tels que Pinterest, des photos de magnifiques arrangements, sur des tables ou des plateaux qui témoignent de la créativité des éducatrices et enseignantes. On voit que les matériaux ont été choisis et placés avec soin. On sent la fierté des celles-ci. Le discours est plutôt axé sur la présentation. Il y a souvent une question qui oriente l’usage que les enfants devraient en faire. Parfois aussi, malgré la beauté de la présentation on constate que ce que les enfants peuvent faire avec ce matériel est assez limité. Exemple : Cette présentation d’éléments sur un plateau, réduit finalement l’enfant à quelques gestes et oblige le jeu en solitaire.
Souvent aussi, il manque le contexte. D’où est venue cette idée de matériaux : des intérêts des enfants, de leurs questionnements, de leurs fausses théories, d’une observation?
Quelle est l’intention de l’adulte: favoriser leur agentivité, leur réflexion, leur motricité ou certains éléments du programme?
On voit souvent la présentation mais pas ce qu’en ont fait les enfants.
Le concept d’invitations n’est pas nouveau : favoriser l’apprentissage à travers du matériel concret existe depuis Froebel et ses « cadeaux», Maria Montessori et son matériel, etc. Mais il a été popularisé, depuis quelques années, par les adeptes des écoles préscolaires de Reggio Emilia en Italie, lieux où l’on planifie des environnements qui favorisent les interactions, la découverte et la pensée chez les enfants. Les enseignantes dans ces écoles parlent des cent langages des enfants qui s’expriment à travers les différents langages des matériaux.
Il y a beaucoup de confusion autour des termes invitations/provocations. Les uns les utilisent comme des équivalents, d’autres estiment que les invitations sont plus libres et d’autres encore, affirment le contraire.
Les enseignantes italiennes utilisent plutôt le mot « projettazione» qui est une démarche de planification où, ayant observé les enfants, les enseignantes vont proposer certaines situations aux enfants, vont de nouveau observer et documenter leurs actions et conversations, discuter des possibilités, puis vont ensuite modifier ou proposer d’autres expériences entraînant les enfants dans une spirale d’apprentissages.
Il ne s’agit pas d’un concours d’esthétisme (même si celui-ci n’est pas exclus, bien au contraire), mais de procurer aux enfants des expériences signifiantes pour eux, en rapport avec leurs intérêts et questionnements du moment.
Quand on remarque un intérêt particulier des enfants par exemple, on va organiser des matériaux pour que les enfants puissent représenter leurs idées, que ce soit dans des jeux symboliques ou des dessins, des constructions, etc. Puis on va les observer, ce qui va nous donner d’autres informations qui nous permettront de décider ce qu’on pourrait offrir pour enrichir les possibilités de découvertes et d’apprentissages.
Les matériaux et l’aménagement de l’environnement influencent fortement ce qui est appris par les enfants. En fait l’environnement est un facteur qui conditionne les comportements et apprentissages. On sait que les matériaux choisis, vont favoriser ou non la pensée de haut niveau. On va donc privilégier les matériaux que nos collègues italiens appellent « intelligents», dans le sens où ils appellent l’expérimentation, les transformations, les réarrangements, la communication.
On choisira des matériaux ouverts, c’est-à dire dont l’usage n’est pas déterminé.
On va remarquer ce que les enfants choisissent, ce qui leur semble désirable.
On cherchera à combiner des matériaux classiques avec d’autres, aux formes différentes. Et en proposer des inhabituels, des inconnus.
Les matériaux sont des moyens, pour les enfants, d’acquérir des connaissances. Ce sont des outils avec lesquels les enfants vont bâtir leurs compétences, construire et exprimer leur compréhension du monde qui les entoure.
On va alors se poser les questions suivantes : Quelles ont mes intentions? Quels matériaux choisir? Pourquoi ces matériaux là en particulier? Qu’est-ce que les enfants vont pouvoir faire, découvrir, comprendre, apprendre de plus avec ces matériaux?
Une invitation, le mot le dit, ce n’est pas une obligation.
L’initiative est laissée à l’enfant et l’adulte est là pour observer, encourager les essais et les représentations, ajouter au matériel s’il y a lieu, modifier l’espace, etc.
Les enfants sont libres de s’y plonger ou pas. Ils vous surprendront sans doute en inventant des choses et des usages différents de ce à quoi vous aviez pensé.
On ne peut pas prédire ce que seront les résultats.
L’adulte va vérifier si son invitation soutient les enfants dans la complexité de leurs jeux et dans leurs processus d’apprentissages.
Si l’invitation est ignorée, on va se demander pourquoi les enfants ne sont pas intéressés : est-elle dans un mauvais endroit? Elle ne répond peut-être pas à un besoin ou n’est pas en corrélation avec l’agenda des enfants en ce moment.
Pourquoi planifier des invitations?
Les enfants remarquent rapidement tout changement dans leur milieu et y sont sensibles. Les invitations sont des changements introduits dans l’environnement qui cherchent à :
· Stimuler leurs sens, engager à la fois leur corps et leur esprit.
· Provoquer de nouvelles idées, des actions, des réflexions, une curiosité, des représentations.
· Découvrir les possibilités des matériaux.
· Développer de nouvelles habiletés en rapport avec certains outils ou certains matériaux.
Par exemple : L’organisation d’un coin de menuiserie à l’intérieur ou l’extérieur va initier les enfants aux outils (marteaux, tourne vis etc.).
Pour plus d’exemples voir l’article «Si on jouait à la menuiserie?» : https://jeulibrequebec.blogspot.com/2021/08/et-si-on-jouait-faire-de-la-menuiserie.html
· Favoriser un jeu plus complexe
· Titiller leur curiosité, les tenter (donner envie de toucher…), les faire s’engager, tabler sur leurs intérêts ou éveiller un intérêt.
· Provoquer la surprise, l’étonnement, l’émerveillement.
· Les faire se questionner : « Qu’est-ce que cela peut faire, ça» «Qu’est-ce que je peux faire avec ça?» «Qu’est-ce que ça va faire si je fais ça?» «Je pense que si je fais cela ça va faire…»
· Établir des relations avec et entre les objets (des relations causales par exemple).
· Les stimuler pour aller plus loin dans la connaissance d’un matériel
· Les amener à approfondir leur compréhension d’un concept.
· Créer de l’excitation autour d’un sujet et/ou d’un matériel
· Donner l’occasion de représenter quelque chose avec un nouveau médium.
· Canaliser un intérêt. Relancer un intérêt qui diminuait.
· Faire évoluer leurs théories, hypothèses en offrant des expériences qui les élargissent ou les confirment ou parfois les contredisent, provoquant ainsi un déséquilibre cognitif. Là, c’est une vraie provocation.
Exemple :
Dans un projet sur les ombres, les enfants ayant énoncé que les ombres étaient noires plus ou moins foncées, les enseignants leur ont fourni des papiers transparents de couleurs pour qu’ils continuent leurs expérimentations. Surprise : il y a des ombres de couleur!
« Parfois une ombre n’est pas noire ou grise mais a des couleurs dedans».
«Oui, parce que la lumière passe à travers une chose de couleur et se mélange avec la couleur et fait une ombre de la même couleur».
«Et si cette chose est vraiment transparente, quand la lumière passe elle prend beaucoup de couleur parce qu’il y en a beaucoup plus qui passe à travers»
«Le soleil frappe le mince papier coloré et l’ombre est colorée.»
«Le soleil a beaucoup de pouvoirs et si tu vois des couleurs, c’est le soleil qui les fait »
«Cette ombre a des couleurs parce que le soleil a un pouvoir avec ses rayons parce qu’il peut faire fondre n’importe quoi même la glace, la neige. (Extrait du Livre Tout a une ombre sauf les fourmis de Reggio Children)
On pourrait aussi proposer des blocs aux fenêtres colorés et transparentes :
· Amener les enfants à utiliser du matériel inusité pour eux ou du matériel connu mais en favorisant de nouvelles façons de faire et de penser, ou de nouvelles combinaisons pour complexifier leurs créations et/ou leur compréhension.
Exemple; le sable seul est intéressant, il se comporte comme un liquide, on peut le transvaser, le peser, etc. Combiné avec de l’eau, il se transforme : on peut faire des monticules, le creuser, créer des formes, etc. et si on ajoute des objets, le jeu se complexifie encore.
Quels matériaux privilégier?
Matériaux polyvalents recyclés ou manufacturés, objets de la nature, objets de tous les jours, matériaux d’art, instruments scientifiques (loupes, microscope électronique, caméra, ipad), livres, affiches, etc., tout peut servir.
Les enfants aiment les textures, les couleurs, les matériaux qu’on peut transformer.
On va chercher à préparer un environnement avec des matériaux et une organisation qui vont provoquer un engagement optimal.
Ici une promenade en forêt a donné lieu à une cueillette d’objets de la nature qui ont été suivies de la proposition suivante : les enfants ont créé des paysages avec un socle de glaise et les éléments collectionnés.
Quelques caisses de lait, par exemple, vont favoriser à la fois la motricité : grimper, ramper, transporter ainsi que le jeu symbolique.
Photos Garden Gate |
Elles peuvent être combinées avec d’autres matériaux
Elles deviennent aussi lieu où se rassembler, prendre sa collation, bricoler et avoir des conversations, etc.
Photos Garden GateOn peut aussi ajouter des photos et des livres pour permettre aux enfants d’observer ou d’élargir leur savoir et savoir faire.
Parfois, quelques éléments mis en place peuvent démarrer des actions.
Des plaques à pinces avec du papier et des matériaux pour dessiner et écrire, peuvent faire partie des objets proposés afin de leur permettre de représenter leurs idées.
Il suffit parfois d’ajouter quelques éléments pour renouveler l’intérêt envers du matériel déjà connu.
Attitudes de l’adulte
Permettre la combinaison d’éléments (même imprévus par nous), d’un coin à un autre, l’utilisation alternative de matériaux, dynamise la créativité des enfants.
Permettre aussi une utilisation alternative d’un coin pour un autre pour un certain temps va multiplier les possibilités de l’espace.
Permettre aussi des usages non conventionnels qui laissent les enfants découvrir d’autres façons, de se servir de matériaux, parfois jugées non conformes ou taxées de gaspillages.
Ci-haut, des enfants se sont mis à écraser des craies, les éducatrices les ont laissé faire et ayant ajouté de l’eau, les enfants ont peint avec.
Ici des enfants ont découvert qu’en ajoutant des colorants ils pouvaient teinter le sable de différentes couleurs.
Les créations décorées, avec du matériel disponible alentour, ont ensuite servi à créer un coin pâtisserie puis ont été intégrées dans le menu du restaurant.
Photos Anne MauffetteL’usage fréquent des matériaux va permettre aux enfants de maîtriser, progressivement, ceux-ci de mieux en mieux. Il faut donc laisser du temps aux enfants pour découvrir les possibles, tâtonner, puis perfectionner leurs gestes et représentations.
La tolérance à un certain désordre et quelques dégâts va donner plus de liberté d’expression aux enfants.
Origine et développement des invitations
L’origine des invitations peut être un événement (les enfants ont trouvé un nid, un arbre est tombé, il y a une fête foraine en ville, une maman est enceinte, etc.), une sortie (on est allés au musée et on a vu telle chose, vu un spectacle), une image dans un livre (une reproduction d’une comparaison entre la grandeur d’un dinosaure et d’un humain à côté a donné lieu à tout un projet), l’écoute d’une histoire. Cela peut aussi juste être une question lancée à un enfant ou un groupe ou la question d’un enfant. Des observations qu’on a faites. Ou une musique. Ou encore un désir de nouveauté ou de renouvellement d’un matériel. Les invitations vont aussi être influencées par les saisons.
Chaque invitation va développer des aspects différents dans les domaines de développement.
Il y a mille façons de créer des invitations à jouer : cela va du simple plateau, à des items sur une table, sur une plate-forme, sur une étagère, un banc, sur le haut d’un meuble, sur et près des fenêtres sur le mur ou par terre et dehors.
Mais d’abord, nous allons observer les enfants écouter leurs conversations et identifier leurs intérêts, les questions qu’ils se posent, leurs théories ou les redondances dans leurs jeux et discours. Qu’est-ce qui les intrigue et les captive?
Ensuite penser aux matériaux qui pourraient permettre d’enrichir leurs jeux ou idées, de prolonger leur intérêt.
On va réfléchir :
- aux possibilités offertes par les différents matériaux,
- à qui va, sans doute, s’en servir,
- à combien de personnes à la fois y auront accès,
- à comment les organiser,
- à où les placer,
- à quand les offrir,
- à comment les présenter aux enfants (peut-être ne rien dire).
Puis proposer ces expériences aux enfants.
Ceci sera suivi d’une autre période d’observation pour vérifier si nos invitations ont effectivement soutenu les enfants dans la complexité de leur jeu ou leurs réflexions. Si on n’a pas eu les effets escomptés, se demander pourquoi.
Est-ce que les enfants ont fait autre chose que ce que vous aviez imaginé? Si oui, qu’est-ce qu’ils ont inventé qui répondait mieux à leurs aspirations, intentions? Est-ce qu’on peut continuer dans cette voie et comment?
Si le matériel n’a pas été exploré ou l’a été mais en superficie, peu longtemps, qu’est-ce qui manquait pour attirer et retenir les enfants. Le manque d’espace?
Est-ce qu’elle correspondait à l’agenda des enfants ou pas?
Bien sûr on peut questionner les enfants : « J’ai remarqué que vous allez peu vers les… Qu’est-ce que vous pensez de cette activité? Qu’est-ce que vous aimeriez qu’on change, qu’on ajoute…»
La documentation, revisitée par les enfants peut être une source supplémentaire d’informations sur ce qui s’est passé et peut donner un autre éclairage à nos interprétations et parfois nous suggérer d’autres pistes à poursuivre.
Pour voir la deuxième partie: : https://jeulibrequebec.blogspot.com/2024/02/des-invitations-jouer-deuxieme-partie.html
: https://jeulibrequebec.blogspot.com/2024/02/des-invitations-jouer-deuxieme-partie.html
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