Par Anne Gillain Mauffette
Nous sommes dans une culture du rendement, du
résultat. Les cibles de performance sont partout : dans l’industrie, pour
les médecins et maintenant pour les enfants de la maternelle.
Certaines enseignantes à l'éducation préscolaire, se font maintenant
imposer d’adopter les méthodes de François Massé dans les écoles CAP
(Communautés d’apprentissage professionnelles).
Je ne suis évidemment pas contre les regroupements
d’enseignantes qui discutent régulièrement de pédagogie, échangent sur leurs pratiques en classe. C’est un mode de perfectionnement très efficace et
soutenant, très utilisé dans les écoles de Reggio Emilia, par exemple. Toutefois, c’est le contenu de ces réunions qui y est très différent : dans celles-ci
on discute de la documentation large recueillie (réalisations et dires des
enfants) et des suites à proposer, on ne fractionne pas l’apprentissage en
petites unités, alors que dans les réunions CAP, on isole certaines
variables dites apprentissages prioritaires et on établit les stratégies à
déployer pour en assurer un certain seuil de réussite.
Les communautés d’apprentissage existent depuis
longtemps et ont pris différentes formes. Le modèle proposé dans le projet CAR parle d’écoles «performantes » et «efficaces», utilisant les « pratiques
efficaces.»
Mais, regardons de plus près de quoi il
s’agit.
Bien sûr la démarche est plus complexe que rapidement
expliquée ici. Nous ne parlons pas de la définition au départ de valeurs
communes, de l’installation d’une école sécuritaire, des attentes élevées pour
tous les élèves, etc., avec lesquelles tout le monde peut être d’accord, ni des
différentes équipes formées pour en assurer la transmission et la réalisation.
Car notre propos est de démontrer l’incompatibilité de ce modèle avec le Programme cycle de l'éducation préscolaire.
Cette approche s’adresse à toute l’école. Il s’agit
d’établir à rebours, c’est-à-dire à partir de la sixième année, ce qu’on va
enseigner à chaque niveau. On va découper les matières essentielles en tranches
et en attribuer des sections (les préalables) aux classes en dessous. On va
donc établir des apprentissages prioritaires dans des matières données (notions
et habiletés à acquérir), les diviser en petits segments mesurables et les
organiser en séquences d’enseignement/apprentissage par niveau. Un programme
dans le programme en quelque sorte. Une façon d’avoir un programme dit «viable»
c'est-à-dire réalisable, clair, qui ne se prête pas à des interprétations
différentes et «harmonisé» qui garantit que chaque niveau
n’empiète pas sur un autre et que tous les élèves en seront à un même niveau de
préparation par rapport aux apprentissages essentiels identifiés quand ils
changeront de niveau.
On va suivre de
près ces éléments choisis (ciblés) et seulement ceux-là et définir des seuils de réussite et établir des
cibles (80% de la classe a atteint tel niveau). On compare nos résultats et on
cherche ensemble des solutions et des stratégies pour améliorer les scores de
nos élèves.
Donc les enseignants vont ensemble, par niveau,
décrire ce que les élèves doivent avoir réalisé, ce qu’ils devraient savoir,
être capables de faire ou comprendre, à tel moment de l’année, par rapport à
différents éléments jugés indispensables dans différentes compétences et
établir des séquences obligatoires.
Et tous les
élèves, des enseignants qui travaillent ensemble à un certain niveau,
poursuivent un même résultat d’apprentissage. Les enseignants vont tous
utiliser les mêmes critères d’évaluation et outils d’observation pour accumuler
des preuves et données d’apprentissages afin d'en évaluer la progression et pouvoir analyser les résultats. Pour évaluer les élèves on va
souvent utiliser des grilles et des tableaux de compilation (portraits de
classe), plus faciles à quantifier et à comparer. Ensuite, on va discuter des
pratiques et stratégies les plus efficaces à utiliser et organiser ensemble,
les prochaines interventions.
Pourquoi cela ne s’applique pas au niveau préscolaire :
Tout simplement parce que notre programme-cycle est un
programme de développement GLOBAL et non un programme axé sur des didactiques
(matières). Les jeunes enfants se développent globalement en tout temps et en
tous lieux.
Que les composantes du programme sont toutes interreliées
et se développent toutes à la fois, mais à des rythmes différents pour chaque
enfant, à travers des activités pluridimensionnelles, transversales, ouvertes (dont
le jeu).
Chaque enfant se développe différemment et acquiert
habiletés et connaissances selon ses intérêts, ses capacités du moment et son environnement.
L’enseignante cherche à rejoindre chaque enfant dans sa zone proximale de
développement.
Rappelons qu’il n’y a pas de contenu obligatoire prescrit au préscolaire, et donc pas de notions spécifiques à séquencer.
Et que beaucoup d’apprentissages ne se mesurent
pas.
Bien sûr, nous avons en tête, en plus de notre
programme, l’évolution naturelle des enfants dans différentes sphères et activités. Nous
savons que dans la construction par exemple, les enfants commencent par vider
les blocs et les transporter, puis les aligner et les empiler. Ensuite, ils vont
découvrir comment faire un pont, un escalier. Leurs constructions vont devenir
de plus en plus complexes. Il en va de même pour le langage (babil, mot, phrase
de deux mots, trois mots, etc.), du dessin (gribouillis, première mandala qui
va se transformer en soleil puis en personnage, dessin pré schématique et
schématique, réaliste, etc.). Pourtant, cela ne nous viendrait pas à l’idée de
déclarer qu’à quatre ans, tout le monde devrait savoir faire un personnage à telle date et
qu’on va donc leur montrer, à ce moment là, comment en faire un, puis les évaluer sur leur
dessin. On va plutôt fournir des occasions de jeux
psychomoteurs en rapport avec le corps pour favoriser l’élaboration de leur
schéma corporel et de multiples occasions de dessiner librement.
Il y a évidemment
des expériences proposées qui privilégient certaines composantes (la lecture
d’une histoire par exemple va favoriser l’émergence de l’écrit) mais elles
restent polyvalentes et vont toucher différents autres domaines de développement et d’apprentissage (dans le cas de l’histoire : le développement affectif, social,
l’écologie, etc., selon les livres choisis).
À noter que dans tous les textes consultés sur le
sujet, on parle toujours d’élèves, jamais d’enfants.
Les inconvénients en général:
Sous le couvert de programmes harmonisés, on tend vers
une uniformisation des pratiques, les enseignantes devant enseigner la même
chose au même moment. On y recherche des pratiques universelles. Mais, lorsqu’il
y a obligation de suivre le groupe, cela met en jeu l'autonomie
professionnelle.
Certaines enseignantes peuvent se sentir à l’aise, même rassurées,
encadrées, dans un tel système, mais d’autres ont besoin de plus de latitude. Le
fait que tout soit orienté uniquement vers le rendement mesurable peut devenir lourd.
La loi sur
l’Instruction publique stipule que les enseignants peuvent choisir les façons
de soutenir chaque enfant dans ses apprentissages. Mais difficile, sinon
impossible, de résister quand «tout le monde le fait» ou que c’est inscrit dans
le projet pédagogique de l'école. Dans le modèle CAP, en principe, chaque enseignant peut
enseigner comme il le veut (par projets, enseignement explicite) mais doit suivre
les séquences d’enseignement/apprentissage définies et être à même de comparer
les résultats de ses élèves sur ces apprentissages ciblés, mettant de côté tous
les autres apprentissages qui ont eu lieu.
Définir des
objectifs prioritaires, c’est en écarter d’autres, dits au mieux, «importants
pour certains élèves» ou « intéressants». On doit rester centrés sur les
objectifs choisis et préserver le temps consacré à ceux-ci en évitant les diversions, aussi enrichissantes qu’elles puissent être.
Les risques pour l'éducation préscolaire.
- Cette approche est inconciliable avec notre programme et contraire aux façons d’apprendre des jeunes enfants et à nos façons d'intervenir et d’enseigner à l'éducation préscolaire.
- Cette approche suppose que l’apprentissage est linéaire, alors que nous concevons l’apprentissage comme une spirale ascendante, où l’on revient sans cesse sur des concepts pour les modifier, les concepts se précisant et se complexifiant avec les différentes expériences. Exemple : la première fois qu’un enfant voit un chien et qu’on lui dit le mot chien, il enregistre certaines perceptions : grandeur, couleur, 4 pattes, etc. À force d’en croiser d’autres, son concept va se transformer, il va inclure différentes races de chiens et différents attributs ainsi que des éléments affectifs.
- Comme cette approche est basée sur l' enseignements des différentes didactiques, le danger est qu’on aura tendance à privilégier les apprentissages qui sont les plus mesurables comme dans la lecture, les mathématiques, comme si tout le reste n’était pas important.
- Cela va changer le regard des enseignantes qui sera focalisé seulement sur les cibles d’apprentissages visées, ignorant d’autres composantes essentielles du développement et va déformer l’observation à la maternelle qui se veut large et se faire principalement dans le jeu.
Voir: https://jeulibrequebec.blogspot.com/2023/06/observer-les-enfants-au-quotidien-et.html
- On va observer un rétrécissement du programme, puisqu’il sera axé sur ce qui est mesurable.
-
On va sans doute assister à une
augmentation de l’enseignement explicite.
- Le fait de devoir établir des séquences d’apprentissages pour évaluer les enfants amène les enseignantes à établir des listes progressives d’habiletés : «doit savoir attacher ses souliers ou écrire son nom à tel moment, avant ceci et après cela» ce qui ne respecte pas la variabilité des trajectoires à cet âge.
- Les objectifs « prioritaires» sont différents pour chaque enfant; un est très moteur mais a besoin de développer son langage, l’autre a un langage élaboré mais doit apprendre à composer avec ses pairs, un autre doit améliorer sa motricité fine, etc. L’enseignante va donc insister sur différentes choses, à un même moment, pour chaque enfant et non se centrer sur le même objectif pour tous.
- Cela risque aussi d’encourager l’utilisation de «tests» si peu fiables à cet âge.
- On va sans doute vouloir définir de façon stricte ce qui doit être enseigné aux enfants de quatre ans et ce qui doit l’être pour ceux de cinq ans, ce qui va à l’encontre de l’idée même d’un cycle qui est fait pour respecter les rythmes individuels.
- De même établir des préalables (les prérequis d'antan) à la première année, est aussi un danger: cela assujettit le niveau préscolaire au programme défini en première année et le relégué à une forme de préparation pour la première année.
- L’idée que tous les enfants de 4 à 6 ans arrivent à tel moment de l’année ou à la fin de l’année ou du cycle, avec le même bagage et les mêmes connaissances, alors que certains d'entre eux ont presque un an de différence avec d’autres, que certains ne parlaient pas la langue de l'école en arrivant, etc., est une illusion et pourrait nuire aux plus jeunes et aux nouveaux arrivants puisqu’ils seront considérés comme en retard, vulnérables ou à risque, etc.
- L’évaluation peut se faire autrement tout en donnant un portrait juste de chaque enfant dans son ensemble.
Voir: https://jeulibrequebec.blogspot.com/2021/01/la-documentation-et-les-recits.html
h- La mobilisation d’une équipe école, l’entraide des enseignantes et autres professionnelles ainsi que des parents peut s’organiser autrement autour des besoins de votre milieu.
Pourquoi ne pas inverser ce processus; partir des
enfants de la maternelle, construire sur ce qu’ils ont appris et adapter notre
enseignement en première année puis en deuxième, etc. aux enfants eux-mêmes.
Profiter des réunions
Si vous êtes enseignantes à l'éducation préscolaire et que votre école est une
école CAP qui veut inclure le préscolaire dans cette démarche (car il s’agit
d’une culture d’école entière), et que vous avez des réunions de planification,
vous pourriez, si votre CP ou votre directrice ou autres professionnelles sont
partantes, en profiter pour partager sur vos pratiques, vos façons de soutenir
le jeu ou tout autre sujet qui vous préoccupe. Pour apprendre ou perfectionner
vos façons de documenter ce que font et disent les enfants, etc., et partager cette documentation qui va rendre
les apprentissages des enfants de cet âge vraiment visibles, célébrer ceux-ci
et les faire connaître à tous (enfants, adultes). Mais pas question de morceler
le programme et de faire rentrer le développement et l’apprentissage dans des
cases.
Prôner un enseignement «universel efficace» pour tous
les enseignants et qui convienne à tous les enfants, n’est pas
une voie acceptable à l'éducation préscolaire.
Conclusion :
Les administrateurs ont tendance à vouloir
comptabiliser les « résultats» de notre enseignement. Ils veulent des chiffres.
Ils ne sont souvent pas nécessairement intéressés à
savoir ce qui développe chez les enfants, l’empathie, l’entraide, la résilience, la curiosité, le goût du
savoir, la persévérance, la créativité, l’expression, etc., toutes ces choses
qu’on tente de soutenir à la maternelle.
C’est pourquoi, ils endossent facilement des systèmes
axés sur le rendement (des enfants et des enseignants), paient pour ces
formations mais pas pour d’autres et s’attendent à ce que tout le monde
embarque. Difficile pour une enseignante de dire Non.
Mais à l'éducation préscolaire, il nous faut dire Non à ces
cibles, Ensemble.












