vendredi 3 janvier 2025

Le jeu dit «libre» est-il encore libre quand l’adulte s’en mêle?

Par Anne Gillain Mauffette

Depuis quelques temps je vois nombre d’articles et de présentations sur le rôle de l’adulte dans le jeu des enfants, où on conseille d’intervenir activement dans le jeu des enfants, surtout dans le jeu symbolique.


Après avoir participé au congrès de l’AÉPQ en novembre dernier, je suis revenue pleine de questionnements par rapport à la place de l’adulte dans le jeu dit «libre» des enfants.

Quel est l’objectif de cette intervention ?  On dirait qu’elle veut rendre celui-ci plus productif, plus performant. Il me semble qu’elle cible presque toujours l’apprentissage de la lecture et des mathématiques. Les thèmes de restaurant, de magasin de toutes sortes sont sur-représentés dans les propositions faites aux enfants.

Est-ce parce qu’on ne fait pas confiance aux enfants d’initier et de diriger eux-mêmes leur jeu?

Est-ce parce qu’on ne fait pas confiance au jeu comme moteur d’apprentissage sans l’intervention d’un adulte?

Est-ce une manière de se rassurer ou de rassurer les administrateurs par rapport à l’utilité du jeu en maternelle? 

Est-ce pour nous rassurer par rapport à notre rôle? 

Quelle différence entre étayer et diriger le jeu?

N’allons-nous pas  trop loin dans l’appropriation du jeu  des enfants à des fins prédéterminées par l’adulte?

Le jeu orienté ou guidé, est-il en train de remplacer le véritable jeu ?

 «En maternelle le jeu libre devient un mythe rarement atteint» (Brougère, 2005)1

J’ai déjà écrit plusieurs articles sur ce sujet, beaucoup plus complets que celui-ci, où vous trouverez de nombreux exemples sur quand, pourquoi et comment intervenir par rapport au jeu des enfants :

Faut-il intervenir ou non dans le jeu libre des enfants au préscolaire? https://jeulibrequebec.blogspot.com/2022/09/intervenir-ou-pas-dans-le-jeu-libre-des.html

Faciliter le jeu socio-dramatique de haut niveau et en particulier celui des enfants issus de milieux économiquement moins favoriséshttps://jeulibrequebec.blogspot.com/2019/04/faciliter-le-jeu-sociodramatique-de.html

Et d’autres sur la définition du vrai jeu et les différences  avec le jeu orienté,  dirigé et des activités qualifiées de ludiques (voir les liens à la fin).

Quand  on dit jeu «libre», on fait référence au degré de liberté des enfants, de choisir à quoi, avec qui, avec quoi, comment et pendant combien de temps ils veulent jouer. Si on empiète sur un de ces aspects, on s’éloigne du vrai jeu tel que défini en général par les enfants où «on fait ce qu’on veut».

Bien sûr l’adulte a prévu du matériel  (de construction par exemple) qui a des chances de provoquer certains  apprentissages (dans ce cas, de la coopération, du faire semblant  ainsi que l’exploration de notions mathématiques et de physiques entre autres). En fait, au risque de me répéter, les enfants passent 40% de leur temps de jeu à faire des classifications, à ordonner, à comparer, etc.

                                    Photo Garden Gate                                                        Photo Let Children Play

En principe, le jeu est «gratuit», en ce sens qu’il n’y a pas de résultats précis attendus. Mais quand l’adulte « en profite», en prenant un rôle, pour introduire des contenus, avec une intention particulière (apprendre à lire et à écrire par exemple), il  a des objectifs et des attentes de la part de celui-ci. Cela peut détourner les enfants de leur intention première. Cela peut aussi occulter d'autres apprentissages en train de se construire.

Je trouve cet exemple dans la littérature sur le sujet : Dans une classe, un groupe d’enfants joue avec des figurines d’animaux. Ils construisent des enclos avec des blocs de bois et font semblant d’être au zoo. L’enseignante s’introduit dans le jeu des enfants en  prenant le rôle de gardien de zoo. Elle fait remarquer aux enfants, clients du zoo, que certains animaux s’agitent lorsqu'ils entendent des sons aigus… L’enseignante profite du scénario du jeu pour introduire un objectif pédagogique, celui d’explorer des notions musicales4 Mais nulle part on ne mentionne que les enfants imitaient des cris d’animaux ou que les enfants faisaient du bruit. Ici, l’enseignante n’a pas eu comme intention d’aider les enfants dans leur niveau de jeu, de les aider à coopérer, à persévérer dans leur jeu ou enrichir leur scénario. Il me semble qu'elle a carrément détourné le scénario des enfants pour un objectif non sollicité qui ne répond pas à un besoin des enfants. Elle pourrait très bien par contre, après le jeu, rappelant le jeu de ces enfants parler des différents cris des animaux et aborder les différences des sons forts, faibles, aigus, graves, etc. ou choisir un autre moment pour faire des jeux sonores et de discrimination auditive (voir référence).

On argumente que :

-          Les enfants ne savent plus jouer.

En fait, c’est surtout leurs scénarios, inspirés des écrans, qui ont changé.  Leurs jeux de super-héros sont assurément trop turbulents pour l'intérieur (et souvent incompris des adultes). On est vite exaspéré par les jeux de bataille des enfants (pourquoi ne jouent-ils pas au papa et à la maman?) Mais «si le quotidien des enfants est chargé d'images et de contenus inappropriés pour leur âge, il leur faut bien un lieu pour exprimer ces tensions. Qui sommes-nous pour juger de ce dont ils ont besoin de jouer?»

Voir : Oui ou non aux jeux de Super-Héros : https://jeulibrequebec.blogspot.com/2023/04/oui-ou-non-aux-jeux-de-super-heros_5.html

On oublie aussi parfois que le jeu socio-dramatique se passe aussi dans le coin construction ou avec de petits personnages.

Et si on examinait notre environnement? Qu’est-ce qui manque à nos coins de jeux pour qu’ils soient inspirants pour les enfants ? Quels changements pourrait-on initier?  Si on changeait le bac à sable de place, par exemple, pour le mettre près de la cuisinette, cela engagerait-il de nouveaux joueurs? Et s’il n’y en a pas, pourrait-on en acquérir un? C’est un médium qui permet toutes sortes d’actions : chantier, cuisine, etc.

Il est vrai que certains enfants ne savent pas jouer pour toutes sortes de raisons différentes, mais il ne faut pas généraliser. On pourra alors tenter de découvrir le pourquoi (timidité, insécurité, traumatismes, manque d’expérience, d’autorégulation, etc.) et aider tel ou tel enfant de façon individualisée, avant, dans ou après le jeu.

-          Le jeu des enfants n’est pas assez mature.

Pour jouer, les enfants doivent avoir des connaissances sur ce à quoi ils jouent. Si on leur propose ou impose des thèmes trop loin de leur vécu, de leurs références, ils ne peuvent avoir un jeu complexe. Un enfant qui n’est jamais allé chez le vétérinaire n’aura pas d’idées pour enrichir le scénario et dépendra des autres enfants ou de l’adulte pour alimenter le jeu.

Et si on commençait en enrichissant leurs expériences de vie? Les sorties sont le meilleur moyen pour donner aux enfants un bagage commun sur un sujet pour nourrir leur jeu. Et puis il y a les livres ou les vidéos. Et aussi les invités.

Le nombre d’interactions, leur durée, est un des signes de jeu mature. Et on a constaté qu’il y a plus d’interactions entre les enfants quand ils sont entre eux.

C’est en jouant qu’on devient bon joueur; certains enfants manquent tout simplement d’expérience en groupes et commencent seulement à être capables de comprendre la perspective de l’autre et à coopérer en vue d’élaborer et poursuivre un scénario à plusieurs. Laissons-leur du temps. L’âge d’or du jeu symbolique se poursuit jusqu’à l’âge de 7 ans, mais on lui coupe trop rapidement les ailes.

On pourrait aussi examiner notre environnement : qu’est-ce qu’il propose aux enfants en lien avec leurs intérêts et capacités du moment?

-          Les enfants ne savent pas faire de substitution

 Pourtant ils le font naturellement dehors.  Pourquoi? Est-ce parce qu'ils sont forcés d'utiliser les objets de la nature pour substituer? (Le sable devient la soupe, agrémentée de morceaux de feuilles, le bâton sert de cuillère à mélanger, etc.) 

Photos Garden Gate

Y a-t-il des objets polyvalents dans l’environnement intérieur et extérieur (une boîte devient un garage, etc.).

Et pour entraîner cette flexibilité, il y a d’autres moyens que d’intervenir en modelant dans le jeu, mais bien par de petits exercices de créativité en dehors du jeu. On peut amener des objets recyclés et demander aux enfants ce qu’on pourrait faire avec ceci, qu’est-ce que cet objet pourrait devenir : un foulard, une boite, un rouleau papier de toilette, etc. Ou encore demander aux enfants ce qu’il manquait comme accessoire dans leur jeu (un ordinateur par exemple) et faire un remue-méninges pour voir qu’est-ce qui pourrait nous servir (une boite de pizza?).

Il est vrai que les tous jeunes enfants ont  besoin des vrais objets pour faire semblant, mais à quatre cinq ans, ils savent en général trouver des substituts quand il leur manque quelque chose. Pour certains, qui ont manqué d’expériences de ce genre, ils doivent commencer au début, mais ils vont, avec l’exemple des copains, rapidement comprendre les possibilités multiples des choses.

Les situations d’apprentissages issues du jeu

J’ai souvent discuté avec Krasimira Marinova de mes réticences face à ce concept. Je lui disais que j’avais peur que les adultes arrivent dans le jeu des enfants avec « leurs gros sabots», leurs propres agendas, sans tenir compte de, ou en oubliant, celui des enfants. J’étais d’accord que le jeu était un lieu privilégié pour identifier des situations d’apprentissages qui vont mériter  l’étayage par  l’adulte, mais je préférais que cela se fasse le plus souvent, si possible, en dehors du jeu. Bien sûr j’approuvais qu’un adulte nomme ce qui se passe et enrichisse ainsi le vocabulaire des enfants par exemple (« tu utilises le stéthoscope»), mais je me méfiais d’une appropriation du jeu des enfants.

 Je  pense qu’il faut d’abord identifier les besoins d’un ou de certains enfants avant d’intervenir et ensuite décider si cette intervention se fera avant, pendant ou après le jeu.

Le, les rôles de l’adulte

Parmi les rôles proposés aux enseignantes (metteur en scène, co-joueur, leader, etc.) le plus important est en fait, celui d’observateur.

-          On va écouter les enfants pour voir ce qui les intéresse et discuter ensemble de ce que cela prendrait pour  faire ce qu’ils veulent faire.

-          On va leur fournir (avec leur contribution et celle des parents) ce dont ils ont besoin pour créer  et continuer de créer leur jeu

-          On va les observer en action et déchiffrer ce qu’ils apprennent en faisant ceci ou cela.

           On va remarquer les capacités qu'ils démontrent et des aspects à développer qu’on pourra « travailler» en dehors du jeu ainsi que des améliorations à apporter dans l’environnement.

-          On va documenter ce que font et disent les enfants, avec des photos, des notes, des vidéos qu’on pourra réexaminer avec et sans les enfants et qu’on partagera, avec des commentaires avec les parents pour rendre visibles le développement et les apprentissages.

Il y a bien sûr certains enfants qui ont, par exemple, de la difficulté à entrer dans le jeu, par exemple et qui ont besoin d’un petit coup de pouce, mais cet accompagnement va être très temporaire et pas systématique.

Le jeu a un effet thérapeutique pour les enfants. Mais quand l’adulte se substitue à l’enfant dans la prise de décision des thèmes à aborder, il le prive de cet exutoire.

Le jeu a comme fonction de permettre l’expression des enfants de façon spontanée, sans les contraintes du regard de l’adulte. Les enfants n’ont pas le même genre d’échanges quand l’adulte est là, en fait ils se censurent.

Quand le thème est choisi d’avance par l’adulte sans avoir écouté les conversations des enfants et observé leurs jeux, l’enfant est-il véritablement initiateur de son jeu? Son jeu est déjà cadré par ce choix.

Quand on privilégie les coins de jeu symbolique qui encouragent spécifiquement la littératie et les mathématiques, ne réduit-on pas le champ des possibilités des enfants qui ont d’autres préoccupations?

Quand l’adulte prépare tout le décor, selon un thème choisi, sans impliquer les enfants dans la création de cet environnement, ne les prive-t-elle pas d’occasions d’inventivité?

Quand l’enseignante explique aux enfants comment utiliser le matériel qu’elle apporte, l’enfant est-il encore libre d’explorer les usages des objets de manière originale?

Quand l’adulte se fait co-joueur, n’attire-t-il pas l’attention des enfants dû à son statut et son expérience; rend-t-il les enfants dépendant de ses propositions? Et l’adulte sera sans doute tenté d’orienter le jeu dans le sens de ses intentions pédagogiques implicites.

Quand les enfants doivent conserver leur rôle (une affichette suspendue au cou) sont-ils les maîtres de leur jeu?

Quand l’adulte arrive avec un «kit» sur un thème que l’adulte a choisi (le vétérinaire par exemple) où tout est fourni (la cage, les animaux, les instruments), les enfants n’ont pas l’occasion de créer leur environnement de jeu, il ne leur reste qu’à choisir leurs rôles et d’agir comme clients, etc. Mais la préparation du jeu fait partie du jeu et est riche en négociations et apprentissages (où va-t-on mettre la table d’examen, d’opération, où est la salle d’attente, etc.). Ce qui peut se faire en collaboration avec l'adulte.

«Plusieurs études sur le jeu parlent du "jeu soutenu par l'adulte"». Mais cela est interprété de différentes façons. « Un jeu peut être soutenu indirectement par l'offre d'un environnement riche, un soutien aux interactions, une aide opportune située dans la ZDP, etc.» On va donner juste «l'accompagnement nécessaire pour garder le jeu vivant»2.

En fait je privilégie la plupart du temps le soutien indirecte (auriez-vous besoin de ceci?) à moins d’un besoin spécifique d’un ou des enfants.

L’adulte responsable (parent, éducatrice, enseignante) est le seul juge de quand un soutien est vraiment nécessaire, quelle forme cela va prendre et pendant combien de temps. Car il connait chaque enfant et son groupe.  L’enseignante de maternelle est particulièrement visée par ces nouveaux diktats au point que certaines se remettent en question. Mais en fait, il n’y a pas de règle à suivre. Elle peut se joindre (sur invitation ou pas) ou ne pas se joindre, se faire discrète, silencieuse ou pas, ou très présente selon les cas, le moment, la nécessité et son humeur.

Comme les enfants dans leur jeu, elle a la liberté de jouir de ces êtres qui se déploient devant elle, dans toutes leurs formes de jeux et de célébrer leur développement à travers ceux-ci à sa guise.

Références :

Brougère (2005) Jouer et apprendre. HAL Id: hal-03606723 https://sorbonne-paris-nord.hal.science/hal-03606723v1.

Campbell B. (Conversation privée) décembre 2024

Cantin G, (2012) Comment soutenir le jeu. Département de didactique UQAM. Équipe de recherche Qualité éducative des services de garde et petite enfance.

Jacob, E. Paquet A. (2021) Documentation pédagogique sur les situations d’apprentissages empruntées ou  issues du jeu et les expériences des enfants : recherche collaborative en contexte d’éducation préscolaire. Rapport de recherche. Chicoutimi.

Pour en savoir plus :

Le jeu dit libre et les activités dites « ludiques» et moins ludiques: quelles différence pour les enfants? : https://jeulibrequebec.blogspot.com/2020/02/le-jeu-dit-libre-et-les-activites-dites.html

Qu’entendons-nous par le jeu :https://jeulibrequebec.blogspot.com/search?q=Qu%27entendons-nous+par+le+jeu

Comment les différents types de jeux aident-ils les enfants d'âge préscolaire à développer les composantes de la lecture et de l'écriture: https://jeulibrequebec.blogspot.com/p/p_26.html

Les apports du jeu en lien avec les programmes préscolaires: https://jeulibrequebec.blogspot.com/2023/11/les-liens-entre-le-jeu-et-les.html

et tous les autres que vous trouverez dans l’Inventaire de nos articles et vidéos https://jeulibrequebec.blogspot.com/2021/09/

Pour des activités d’éveil sonore :

Petites explorations sonores 1: https://jeulibrequebec.blogspot.com/2022/01/petites-explorations-musicales-1.html

Petites explorations sonores (2): À la découverte des sons et des instruments : https://jeulibrequebec.blogspot.com/2022/11/petites-explorations-sonores-2-la_68.html

 

 

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