par Anne Gillain Mauffette
La vie n'est pas une course même si parfois elle en a l'air.
On parle beaucoup des retards que les enfants auraient accumulés pendant la fermeture des écoles.
Mais en retard sur quoi? Par rapport à quelle norme établie arbitrairement par notre société. Par rapport « au programme»? Comme si l’apprentissage était comme un saucisson qu’on découpe en tranches et dont on doit ingérer et digérer un nombre précis de rondelles dans un temps prescrit.
C’est en même temps prétentieux : car les enfants apprennent tout le temps et partout, pas juste à l’école. On peut supposer qu’ils ont appris toutes sortes de choses pendant cette pause : sans doute pas toutes celles qui sont valorisées par le système scolaire. Mais l’apprentissage est bien plus large que des notions académiques. Peut-être ont-ils consolidé leurs liens avec leurs parents ou leur fratrie, joué dehors, fait de la bicyclette, bricolé, cuisiné, ont parlé, se sont fait lire des histoires, etc.
L’occasion est belle de se lancer dans des tests de dépistages et des mesures de prévention universelles et ciblées et d’augmenter les activités académiques visant l’acquisition rapide de la lecture-écriture.
Pourtant, les enfants à qui on enseigne de façon formelle à lire plus tôt n’ont pas plus de succès académiques que d’autres ayant appris plus tard.
En effet plusieurs auteurs ont démontré que les progrès (minimes) des enfants dont les enseignantes appliquaient des méthodes didactiques ne duraient pas (Krashen 2004, Suggate, 2011, dans House 2017) et qu’un enseignement de style trop académique avait de nombreux effets pervers chez des enfants de cet âge (surtout des garçons): stress, anxiété de performance, passivité, absentéisme, etc. (Marcon ,2002; Schwienhart, Hirsh Pasek, 2008). N’en rajoutons pas!
Les enfants qui apprennent à lire de façon formelle, en première année, à 6-7 ans le font plus facilement, ont un petit avantage au niveau de la compréhension et surtout n’ont pas été privés des activités dont le jeu leur permettant d’acquérir les fondements nécessaires à leur développement sur tous les plans.
Les notions de prévention précoce, de mesures de protection, de dépistage, louables en soi et les bonnes intentions par rapport au succès de tous, ont donné naissance, en maternelle, à des méthodes d’apprentissage systématique formel en grand groupe de la lecture et à une pléthore d’outils de dépistage de la maîtrise des contenus de celles-ci.
On mesure mal les impacts négatifs de ces tests et leurs résultats : ils changent le regard de l’enfant sur lui-même et celui des adultes qui l’accompagnent. Cela entame la confiance en leur avenir et réduit les attentes de tous.
La plupart des enfants de 4-5-6 ans ne sont pas en retard…ils sont en développement et si on leur donne du temps et des contextes favorables, ils vont vous surprendre par leur évolution. Et si on les prenait là où ils en sont, comme ils sont. Si on les écoutait, les observait, on serait sans doute surpris de tout ce qu’ils savent et savent faire. On pourrait ensuite s’efforcer d’enrichir leurs expériences. Avant de penser à des séances de « rattrapages», pensons d’abord aux besoins réels des enfants.
Les enfants ont besoin d’être accueillis, d’être vus, reconnu, de nouer ou renouer des amitiés. Ils ont besoin de sortir dehors, de faire des activités physiques et artistiques pour réduire leur stress. Ils ont surtout besoin d’établir un lien solide avec nous, de se sentir en sécurité. Car s’ils sont stressés, ils ne seront pas dans de bonnes conditions pour apprendre.
Les enfants de 4 ans, tous capables ou tous à risques?
Pourquoi automatiquement supposer des enfants « inadéquats » avant même qu’ils n’aient été immergés dans des environnements stimulants, accompagnés par des éducatrices ou enseignantes bien informées qui leur permettraient de construire et démontrer leurs compétences et connaissances grandissantes?
Si les enfants sont placés dans des conditions respectant et stimulant leur développement (climat chaleureux, jeu, exposition aux livres, conversations, sorties, etc.), leurs trajectoires peuvent se modifier considérablement.
Et pourtant nous nous apprêtons, à traquer leurs failles («détecter» dit-on au Ministère) dès leur entrée en CPE ou à l’école, par des tests fréquents, aux indices étroits, au lieu de remarquer quotidiennement leurs capacités naissantes et s’en émerveiller. Et qu’est-ce qu’on va chercher à vérifier? Que l’enfant a acquis les connaissances en lecture prescrites par des méthodes qui souvent dépassent les attentes des programmes préscolaires actuels ou ses capacités biologiques? Ou bien qu’il bouge trop? Qu’il est trop impulsif, qu’il ne contrôle pas ses émotions? Qu’il résiste à se conformer? Ce ne sont, le plus souvent, que des caractéristiques de l’enfance! Pas toujours des signes d’hyperactivité ou de troubles de comportements.
Plusieurs interventions sont basées sur une vision «déficitaire» de l’enfant, soulignant à gros traits « ce qui lui manque» plutôt que de partir de ses compétences. Cette vision déterministe, pessimiste des enfants ne tient pas compte de leur capacité extraordinaire de progresser. Basée sur ce qui manque, elle est contraire aux principes d’inclusion et de respect des différences, concepts fondamentaux dans une école démocratique. Axée sur le déficit, elle entraîne des attitudes et modalités très différentes par rapport au rôle de l’enseignante et aux pratiques à privilégier.
Un « test» est très différent d’une observation bienveillante, attentive et continue des progrès d’un enfant et d’une intervention différenciée en fonction de celle-ci.
Et si nous adoptions le postulat qu’ils sont tous compétents à leur manière et que les éducatrices et enseignantes sauront utiliser leur autonomie professionnelle pour choisir les façons adéquates de soutenir l’évolution de chacun. Que celles-ci sauront juger rapidement (elles l’ont toujours fait, ce sont les ressources qui manquaient à l’appel) si un enfant a besoin d’évaluations plus poussées et de soutien additionnels. Oui, les éducatrices et enseignantes ont besoin de diriger certains enfants vers du personnel spécialisé, mais pas tous! Il est inutile, par exemple, d’ouvrir un dossier en orthophonie pour tous les enfants de 4 ans!
En ce début d’année, quelle présomption adopterons-nous? Quel message enverrons-nous aux enfants ?
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